De la faiblesse des certitudes à la richesse des doutes.

OLYMPUS DIGITAL CAMERAEn cette période ou le travail se raréfie, les emplois se précarisent, les conditions de travail se dégradent, les réactions nécessaires commencent à frémir. Pour qu’elles se transforment en grandes espérances il est nécessaire de laisser de côté ce qui divise pour privilégier ce qui rassemble. Bien sûr, il n’est pas évident de taire les colères que peuvent générer certaines réactions d’amis, de collègues, de voisins ou bien encore au sein de la famille ou chacun jongle avec ses certitudes pour tenter de les imposer à tous les autres. Après quarante ans de militantisme au service des autres le chemin parcouru m’a progressivement fait comprendre que le doute était une source de richesse. La certitude bloque toute évolution et tout enrichissement. « Je sais, un point c’est tout ! « C’est placer l’homme au niveau de l’animal incapable de raisonnement et d’évolution.

Or, le savoir est un long chemin qui s’enrichit quotidiennement du doute. Le doute  alimente la curiosité, la recherche d’une vérité qui se trouve en constante évolution par le truchement de faits, de rencontres et de lectures. Tous les jours j’apprends, je raisonne et donc, je vis !

Je ne peux m’empêcher à cet instant de vous inviter sur le chemin que j’ai parcouru dans un espace qui m’a beaucoup appris. C’est curieusement celui des Pyrénées et en particulier des Pyrénées centrales, des massifs de Gavarnie, de Troumouse, d’Estaubé ou bien encore du Vignemale. Dès l’âge de dix ans c’était mon terrain de jeu. C’est mon père qui me l’a fait découvrir jour après jour, par des sentiers bordés d’iris, d’ancolies, de digitales, de gentianes. Sur les pentes de l’échelle des Sarradets, en face de la cascade de Gavarnie, des edelweiss, symbole d’une flore de montagne protégée, tapissaient le creux des rochers. Je me souviens de cette joubarbe qui, en pleine floraison, fait naître de ses petits artichauts serrés les uns contre les autres, d’épais tubercules aériens, grasses comme des cactus sans épine, surmontées d’une fleur mauve de dix pétales en éventail, et livrant au plaisir des yeux son petit cœur d’étamines jaune vif.
J’ai parcouru des prairies et des pentes de plus en plus raides jusqu’à la verticalité. J’ai appris le goût de l’effort pour la juste récompense qu’il offre, pour embrasser cette vibrante sensation de bien-être, d’humilité. Cet effort commence souvent dès quatre heures du matin pour profiter pleinement d’une journée qui est toujours bien remplie. Nous marchons souvent plus de dix heures, et le traditionnel petit noir du matin ne peut suffire. Les œufs grésillent dans la poêle. Les larges tranches de jambon du pays débordent de l’assiette et délivrent une odeur légèrement saline. Et puis le pain ! Ce pain frais à la saveur gourmande qui me transporte dans l’ambiance du fournil tout proche.

Dans la plaine le regard se porte sur le pic qu’il faut atteindre. J’observe les flancs abrupts avec inquiétudes pour ne pas deviner le cheminement qui va permettre d’atteindre le sommet. Mais au fur et à mesure que la paroi s’approche le chemin se précise. Pour progresser sur ces sentes aux mille reliefs, j’applique à la lettre tous les conseils prodigués par mon père pour repousser la fatigue. Il avait pour habitude, tout au long du chemin, de décrire les techniques de la marche à tous ses nouveaux invités, comme un moniteur d’auto-école peut enseigner la conduite à ses jeunes élèves. La hauteur d’un pas doit toujours être constante pour éviter de trop gros efforts. Cela mène parfois à de curieux contournements, où le corps fait un demi-tour sur place pour que le pied puisse accéder à cette pierre ou à ce caillou qui permet de franchir une hauteur toujours identique. Mais il n’en est pas de même pour la longueur. Elle varie en fonction de la déclinaison de la pente. Plus elle est raide, plus le pas se raccourcit. Plus elle est plane, plus le pas s’allonge. Le rythme est celui d’un métronome réglé pour une berceuse. C’est vrai, c’est lent, et à chaque fois qu’un pied touche le sol, un court instant s’écoule avant que l’autre ne s’élève à son tour pour assurer la progression de ce que l’on appelle une course en montagne. Parfois le sentier offre la compagnie d’une cascade, qui chute de plusieurs dizaines de mètres dans un grondement sourd, enveloppée d’un nuage de minuscules gouttelettes qui s’envolent dans une ombre virevoltante léchant les parois rocheuses et luisantes d’humidité. Elle surgit souvent d’un étroit goulet avant de chuter à la verticale, dans cette grâce voluptueuse, caressée par les embruns qui en lèchent toute la colonne.
Quelle majesté, quelle grâce, quelle impressionnante puissance. Arrivé au sommet, mon regard s’enivre de la palette de gris argentés flanquée de névés blancs qui pourlèchent le pied des parois. L’ocre pastel des cimes se détache clairement du fond bleu turquoise taché de quelques nuages échevelés qu’un peintre aurait pu brosser. Mes oreilles épient tous les sons, tel le sifflement du vent qui s’engouffre dans les couloirs. A chaque inspiration, les poumons s’emplissent d’un air pur et vivifiant. Tout est beau. Tout est à sa place. Ici, il n’y a que la nature, l’imposante nature, l’âme nature, cette puissance qui renvoie n’importe quel empesé à la juste dimension de l’infiniment petit qu’il représente.

L’homme peut gravir les plus hauts sommets de la planète, accomplir les plus folles des prouesses dans tous les domaines, il ne s’ébattra toujours que dans le cadre de la nature qui l’accueille. Une nature au pied de laquelle le pouvoir et l’argent n’ont pas de place.
Dans cette montagne tous les gens se disent bonjour. Ils ne se racontent pas chaque matin ce qu’ils sont, mais ce qu’ils font. Une montagne qui n’a pas besoin de connaître, ni le volume de votre compte en banque, ni le pouvoir que vous pouvez vous arroger dans le bas monde. La montagne vous accueille, vallées ouvertes, parce que vous savez la regarder, la respecter, l’aimer.

Le monde que nous habitons mérite les mêmes sensations pour le plus grand nombre. Entre les prédateurs du quotidien et la dame nature qui abrite le plus grand nombre, le choix parait évident.

Engagez-vous. Libérez-vous ! Vous ne le regretterez pas.

Cette ambition mérite des efforts. Même si vous ne parvenez pas au sommet, le chemin que vous aurez foulé de vos pieds, qui sera marqué de l’empreinte de vos pas, guidera à son tour celui qui l’empruntera. Ce seront peut-être vos enfants, vos petits enfants ou même un homme ordinaire comme moi, qui sait ? Mais si personne ne passe à cet endroit, aucun chemin ne pourra demain les guider.

 

le casque

Le Casque au cirque de Gavarnie (3006 m)

(photo d’entête, dans les parois du cirque de Troumouse)