Hôpital : Concierge, médiateur ou gladiateur ?

Poursuite de la publication article par article de mon livre « L’hôpital disloqué ». (Série témoignage)

Laurent est agent de médiation sûreté. C’est une fonction qui le place aux portes du Centre Hospitalier Universitaire. Sur son bulletin de paie c’est un ouvrier professionnel qualifié et, en bas à droite, la somme ne dépasse pas les 1 200 euros. Il est dans une équipe qui effectue trois missions principales : gérer le flux des véhicules, faire des rondes sur les 5 sites de l’établissement et répondre aux appels pour contenir la violence. C’est à l’hôpital, ce que la police municipale est à certaines communes, sans arme, sans bâton, sans sifflet, juste un talkie-walkie, -un « taki » dit-il. Il porte un uniforme bleu sur lequel figure la fonction : « médiation-sureté » qui n’arrive pas à masquer un tee-shirt aussi rouge que la muleta d’un matador.

La présence de l’équipe couvre toute la journée de 6 h 15 à 21 h. Chaque équipier doit faire une semaine de matin et une semaine d’après-midi, la nuit étant assurée par une entreprise privée. Sur le site principal il y a deux entrées qui sont chacune équipée d’une guérite. L’une permet l’accès de tous les véhicules et l’autre seulement les livraisons. Lorsqu’il se retrouve dans la première, Laurent doit filtrer plus de cent véhicules à l’heure. Il en passe près de 3 000 chaque jour. Les consignes sont strictes, me dit-il, mais elles ne sont pas écrites ! Ne sont autorisés à pénétrer dans l’enceinte de l’établissement que les ambulances, les véhicules équipés d’une vignette jaune et ceux portant un caducée sur le pare-brise. Il me fait remarquer que seuls les cadres, à partir du grade de contremaître, sont autorisés à rentrer. Les autres ont un parking extérieur réservé, mais trop petit pour qu’il puisse contenir les véhicules des mille salariés qui viennent travailler tous les jours. Les visiteurs ne peuvent entrer que s’ils viennent chercher un malade. Dans ce cas, ils doivent posséder un bon de sortie. Laurent m’explique que la plupart du temps ils ne sont pas au courant. Alors, ils doivent ressortir de l’hôpital, trouver une place à l’extérieur le temps d’aller chercher le bon de sortie, reprendre leur véhicule pour de nouveau se présenter à la barrière. Le temps d’expliquer, deux, trois, quatre véhicules attendent derrière. Des coups de klaxons raisonnent, les fenêtres des conducteurs se baissent, les bras se lèvent, « Casse-toi connard, je vais te tuer ! » etc. Laurent raconte calmement qu’il se fait insulter en moyenne une fois tous les cinq véhicules. Cela va de la réflexion énervée à la menace de mort en passant par de réguliers crachats. Heureusement la guérite protège un peu, mais en été, le thermomètre flirte avec les cinquante degrés, brassés par un ventilateur ridicule. Seul un robinet d’une eau exécrable dit-il, est à sa disposition. Alors, pour se désaltérer, il porte ses propres bouteilles. « Un jour j’ai dû refuser l’entrée à un salarié qui était en retard pour ne pas avoir trouvé de place sur le parking réservé. Deux jours après un collègue m’a prévenu que je faisais la une de facebook accompagné de tous les noms d’oiseaux. J’ai signalé au supérieur, rien ne s’est passé ». Ce doit être normal dit-il.

Calme toi connard !

Il y a aussi une équipe de médiation pour faire trois rondes pointée [1] par jour d’environ 1 h 30 chacune. Enfin, les rondiers font les interventions sur les 5 sites dans un rayon de 15 kilomètres. « Nous sommes là pour établir des « flags » (flagrants délits) car il y a beaucoup de SDF errant à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital, auxquels s’ajoutent des toxicomanes, des alcooliques, … Nous intervenons souvent dans l’urgence. Nous sommes appelés par tous les services pour des problèmes entre les patients et les visiteurs, entre les visiteurs et le personnel, et parfois entre les personnels. Un jour je suis appelé aux urgences parce qu’un individu était violent. Lorsque je suis arrivé il mettait des coups de pieds à un ambulancier. Les autres personnels étaient derrière les vitres à regarder. Je l’ai pris par les bras, il s’est retourné et m’a traité de fils de pute. Je lui ai répondu sans réfléchir « calme toi connard ». Le cadre présent m’a dit par la suite que je n’avais pas à dire cela. C’est remonté à la direction et j’ai eu un avertissement ! 

A l’heure actuelle nous sommes en sous effectifs comme la majeure partie des services et nous devons gérer seuls les soucis de planning, de « coaching », d’arrêt de travail, de manque de matériel, etc. Les chefs ? Ils ne sont jamais là quand il faut. Tout le monde nous déteste. Il me reste quinze ans à tirer ! Faut bien bouffer ! »

Avant de le quitter, je lui souhaite bon courage. Il me remercie de l’écoute que je viens de lui accorder car, me dit-il, « c’est la première fois que quelqu’un s’intéresse à moi, à mon travail ».

Laurent a du répondant et il n’est pas stressé. Il absorbe l’agressivité comme un élément naturel. Plus rien ne le surprend. L’isolement dans lequel il se trouve lorsqu’il aurait besoin d’un conseil, d’un soutient ou d’un encouragement lui semble naturel. C’est ainsi ! Ce doit être normal dit-il ? Il libère un « calme-toi connard » aussi naturellement qu’un « bonjour madame ». Il adapte la réponse à la situation. Comment ne pas lui donner raison. Il ne réagit même pas à la sanction qui lui est donnée. Il digère l’avertissement comme toutes les agressions, sans ulcère.

Le contrôleur de protocole présent a repéré que le mot « connard » n’était pas répertorié sur le référentiel de compétence ou sur son protocole de bonnes pratiques professionnelles. Le règlement c’est le règlement. Ce « nain jaune » de service [2], ce collaborateur de la modernité, va narrer à l’autorité référente, la dramaturgie qui s’est déroulée dans son service, sous ses yeux, dans des termes qu’elle n’osera répéter, car ne figurant pas dans le dictionnaire des mots autorisés par son rang. L’agresseur, l’ambulancier roué de coup, les personnes derrières les vitres ne seront pas au nombre des acteurs de la scène. Le coupable d’injure reste le seul fauteur de trouble à l’ordre public et mérite sanction.

Le théâtre a ses ombres et tel « l’Empire des lumières » de René Magritte, le lampadaire éclaire davantage que le soleil. [3]


[1] Une ronde pointée consiste à passer en des points particuliers de l’hôpital sur lesquels sont installés des mouchards qui bipent à chaque passage.

[2] En référence au livre d’Alexandre Jardin « Des gens très bien » éditions Grasset 2010- dans lequel il libère le passé de son grand-père, « le nain jaune », principal collaborateur du plus collabo des hommes d’Etat français : Pierre Laval, chef du gouvernement du Maréchal Pétain.

[3] « L’empire des lumières » -1954- du peintre surréaliste René Magritte, (1898-1967)

« L’empire des lumières » René Magritte

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